D’Anatolie à Rome
Il était une fois une ancienne et puissante déesse de la mythologie phrygienne. On l’appelait Agdistis, Cybèle, ou Magna Mater. Il y a bien longtemps, la Phrygie était le nom d’une région de l’Anatolie (actuelle Turquie), qui se situait à l’extrémité occidentale de l’Asie. Le culte de Cybèle s’était développé là-bas depuis le 12ème siècle av. J.-C, parmi le peuple phrygien. Plus tard, au 5ème siècle av. J.-C., il s’étendit jusqu’à la Grèce antique, puis arriva finalement à Rome autour du 2ème siècle av. J.-C. (et finit par y être interdit vers le 4e siècle ap. J.-C.). C’était donc une divinité majeure de l’époque qui fut vénérée durant au moins 16 siècles. Ses noms et ses fonctions évoluèrent au gré du temps et des régions, en s’adaptant aux cultures et aux cultes locaux (ce qu’on appelle parfois syncrétisme1), laissant derrière elle une grande variété de mythes, de pratiques et d’histoires.

Le culte de Cybèle était entretenu et célébré par des prêtre·sse·s, qu’on appelait les Galles. Iels vivaient en communauté dans des temples dédiés à la divinité. Durant la seconde Guerre Punique de l’Empire romain contre Carthage, entre le 1er et le 2ème siècle av. J.-C., les romain·e·s consultèrent un·e oracle qui leur dit qu’iels gagneraient la guerre, à condition de ramener la grande déesse Cybèle à Rome. Alors iels allèrent chercher le bétyle en Phrygie, une pierre noire représentant Cybèle (ça a peut-être été volé, mais en tout cas c’est comme ça que c’est raconté). Et c’est ainsi que, accompagné·e·s du bétyle, ses prêtre·sse·s arrivèrent à Rome. Peu de temps après, le premier temple fut construit dans la ville, sur le Mont Palatin.
A Rome, la déesse fut au fur et à mesure associée à la fertilité et à la nature sauvage. Elle devint le symbole d’une déesse mère, et mère de tous les dieux, qu’on appelait Magna Mater. En outre, les prêtre·sse·s de Cybèle sortaient particulièrement de l’ordinaire, ce qui causa bien des remous chez les élites et les conservateurs romains : iels avaient un genre non-conforme aux normes de l’époque. Pour utiliser du vocabulaire contemporain, ces personnes avaient été assignées hommes à la naissance, mais vivaient au quotidien en se présentant de manière féminine ; iels vivaient donc en dehors de la binarité cisgenre2 homme/femme.

De nombreux indices allant dans ce sens ont été retrouvés dans différents textes au fil du temps. On peut y lire qu’iels portaient des habits de femmes, du maquillage, des bijoux, pouvaient se décoloraient les cheveux en blond et les boucler lors de certains évènements, et s’épilaient les jambes à l’aide de pierre ponce. De plus, autour du 24 mars, iels célébraient le Jour du sang, ou Dies sanguinis. En ce jour exceptionnel se tenait chaque année une grande cérémonie où avait lieu une procession en l’honneur de Cybèle, et un rituel d’initiation pour les nouvelles·eaux arrivant·e·s. Les prêtre·sse·s dansaient sur de la musique jusqu’à une sorte de transe, se flagellaient le corps avec des haches et des épées, et épandaient leur sang sur les effigies de Cybèle et les autels du temple. Enfin, probablement encore chargé·e·s d’endorphines, les apprenti·e·s prêtre·sse·s sectionnaient iels-mêmes une partie de leurs organes génitaux externes. Par la suite, iels pouvaient rejoindre la communauté des Galles et participer au culte de Cybèle.
Pendant l’année, iels étaient fréquemment en déplacements hors du temple, et se faisaient rémunérer pour leurs services comme lire l’avenir, ou bénir les foyers. Des auteurs de l’époque décrivent certaines de leurs processions avec grand intérêt. Habillé·e·s de longues robes et d’étoles de couleurs vives, lourdement maquillées, iels portaient des bijoux et des résilles dorées sur leur cheveux. Certain·e·s d’entre iels portaient des armes de guerre antiques (pour l’époque), ou jouaient des percussions et des cymbales. D’autres portaient des fouets en laine et en cuir entrelacés d’os de moutons. Comme lors du Dies Sanguinis, iels pouvaient danser et se fouetter jusqu’à atteindre une transe d’endorphines. Une fois dans cet état, les habitant·e·s des alentours pouvaient les solliciter pour des conseils d’ordre spirituel, ou pour lire l’avenir.
L’angle mort des interprétations cisgenres
Le Dies Sanguinis est décrit par beaucoup de textes contemporains sur le sujet comme une cérémonie sanguinaire, mutilatoire, et incompréhensible. Les auteur·ice·s cisgenres ne semblent pas comprendre pourquoi quiconque voudrait retirer une partie de ses organes génitaux, d’autant plus des personnes qu’iels identifient en tant qu’hommes. (Car bien sûr, il est sous-entendu qu’être un homme est la position sociale la plus avantageuse, et qu’il semblerait incompréhensible de ne pas vouloir y appartenir.) De plus, malgré les nombreux indices montrant leur genre non-conforme à la binarité, la majorité des auteur·ice·s parlent des Galles en tant qu’hommes. Certain·e·s utilisent le mot “eunuque”, et d’autres les voient comme des “hommes homosexuels”.
Dans le livre de Raven Kaldera, Hermaphrodeities, il raconte que les Galles pouvaient apprécier la sexualité avec des hommes comme des femmes. Certain·e·s se mariaient à des hommes cisgenres masculins, et d’autres étaient les amant·e·s de femmes aisées. Leur stérilisation suite au Dies Sanguinis n’était donc pas la fin, ni de leurs relations romantiques, ni sexuelles. Cela montre bien que les mots “eunuque” et “homme homosexuel” ne décrivent pas leurs réalités vécues.
Par incompréhension, c’est aussi souvent comme des “mutilations” que sont décrites les pratiques rituelles de stérilisation. Comme si elles avaient été réalisées contre le consentement des personnes, ou sur un coup de folie. Fait intéressant, ce mot est également souvent utilisé de nos jours par les personnes qui s’opposent aux chirurgies d’affirmation de genre3. Le mot “mutilation” évoque un imaginaire violent, guerrier, et d’une action qu’on subit ; à l’opposé de ce que décrivent les personnes trans qui ont recours à ce type de chirurgie. Sans surprise, seules les autrices trans4 qui ont écrit sur le sujet semblent dévier de cela, dans leur manière de parler du Dies Sanguinis, et des Galles en général. Elles présentent au contraire ces pratiques comme affirmantes et volontaires.
Mais revenons un peu sur le Dies Sanguinis, qui a déchaîné les passions des personnes cis, et a fait éclore un grand nombre d’analyses et d’interprétations sur le pourquoi du comment de ce rite. Il est avancé par certain·e·s auteur·ice·s que la stérilisation volontaire réalisée par les Galles viendrait du mythe d’Athis, ou Attis. Le mythe raconte que Cybèle, grand-mère d’Athis, était jalouse d’une nymphe qui était l’amante de son petit-fils, et le rendit fou jusqu’au point où il s’émascula lui-même.
Plusieurs auteur·ice·s semblent avancer l’hypothèse que c’est ce mythe qui amena à la création du rituel de stérilisation des Galles. Personnellement, je pense que cela ne tient pas debout. On peut fortement supposer que les Galles avaient déjà un genre non-conforme, même avant leur entrée dans le culte de Cybèle : ce n’est pas le fait de devenir des prêtre·ss·es qui en a fait des personnes “trans”. Par contre, cela leur a probablement permis de vivre (plus) librement dans leur genre. En sachant cela, je dirais que le mythe d’Athis et les pratiques de stérilisation volontaires ont du se tisser en parallèle, et non pas l’une en amont de l’autre. Le mythe est probablement apparu pour venir illustrer et expliquer le geste des prêtre·sse·s, plutôt que l’inverse, et les deux ont ensuite évolué conjointement. Bien entendu, ce sont des hypothèses.
Discriminations et statut social
Les Galles qui ont vécu à Rome ont subi de nombreuses discriminations à cause de leur genre non-conforme, mais aussi de leurs origines, et du fait de leurs pratiques jugées “pas assez romaines”. Le culte de Cybèle et ses prêtre·sse·s furent donc étroitement surveillées et encadrées par le Sénat, notamment de leur arrivée à Rome jusqu’à la fin de la République romaine (27 av. J.-C.). Voulant sauvegarder la virilité des hommes romains et une supposée “identité romaine”, le Sénat vota assez vite une loi interdisant aux romain·e·s de participer ou d’assister aux cérémonies et aux rituels. Par peur d’une sorte de “contagion”, il leur était également interdit de devenir des Galles. Enfin, et pas des moindres, les prêtre·sse·s n’avaient pas le droit au statut de citoyen·ne·s romain·e·s .
Les Megalesia, par contre, étaient tolérées par les élites romaines car elles se rapprochaient des jeux romains, et purent donc se perpétuer à Rome. Les Megalesia étaient des fêtes accompagnées de jeux et de représentations théâtrales en l’honneur de Cybèle, et se déroulaient sur sept jours. A l’origine tenues seulement aux abords du temple, elles s’étendirent par la suite aux théâtre de la ville.
Au fur et à mesure des années, les Galles furent un peu plus accepté·e·s à Rome. On le voit dans le statut des grand·e·s prêtre·sse·s archigalles : au départ interdit aux romain·e·s, le statut d’archigalle sera par la suite réservé à des citoyen·ne·s romain·e·s “non castré·e·s”. Cependant, beaucoup d’hommes romains, notamment des élites politiques et culturelles, continuaient à les voir comme des êtres inférieurs, ou des “demi-hommes”5. Malgré tout, le culte de Cybèle fut lentement incorporé à ceux des dieux païens romains pré-existants. Les prêtre·sse·s iels-mêmes gardaient cependant un statut social inférieur aux autres romain·e·s.
Suite et fin ?
Au 1er siècle ap. J.-C., l’empereur Claude leva enfin l’interdiction pour les romain·e·s de devenir des Galles, interdiction qui revint malheureusement en place avant la fin du siècle sous le règne de Domitien. Même si le gouvernement romain et le sénat étaient hostiles et méfiants envers les Galles, iels étaient apprécié·e·s et vénéré·e·s par le peuple. Dans d’autres régions que Rome, en Anatolie et en Grèce, iels avaient également une place culturelle très importante, et les discriminations qui les touchaient n’étaient pas partout les mêmes.
Malheureusement, l’arrivée du Christianisme au 4ème siècle ap. J.-C. signa définitivement l’interdiction du paganisme, et avec elle la fin du culte de Cybèle. Avec l’avènement de la religion chrétienne, la binarité de genre et le patriarcat se fortifièrent encore davantage. Le culte et l’histoire des prêtre·sse·s furent progressivement enfouis et oubliés. Au fil des années, les instances religieuses travaillèrent à interdire et criminaliser les manifestations de genres non-conformes, et à obliger les gens à vivre cachés dans le placard. Environ 2000 ans plus tard, et nous voici à nouveau visibles, et bien présent·e·s ! En se tenant à l’histoire officielle écrite par la classe dirigeante occidentale et l’Église, il est facile de nous ignorer. Pourtant nous étions là, depuis le tout début. L’histoire des Galles nous le montre. Dans des temps reculés et si différents d’aujourd’hui, les personnes de genre non-conforme étaient là, et elles avaient une place dans la société.
Voilà une pièce de mon puzzle enfin retrouvée.
- Sources -
Livres :
Hermaphrodeities - The transgender spirituality workbook, Raven Kaldera (2008)
Articles :
The Gallae: Transgender Priestesses Of Ancient Rome, Sophie Edwards (2024)
A Tale of Two Cults: A Comparison of the Cults of Magna Mater and Bacchus, Miriam Kohn (2015)
The Rites of the Day of Blood (dies sanguinis) in the Graeco-Roman Cult
of Cybele and Attis: A Cognitive Historiographical Approach, Panayotis Pachis (2019)
The Ritualized Bodies of Cybele's Galli and the Methodological Problem of the Plurality of Explanations, J. Peter Södergård (1993)
The Galli: The Cross-Dressing Cybele Cult Priests Who Castrated Themselves, Molly Dowdeswell (2022)
Wikipedia :
Les Galles (français)
The Galli (anglais)
Syncrétisme religieux : Exemple d'hybridation amenant à la formation d'une religion nouvelle, produite par la confrontation et l'influence de croyances et de valeurs issues de systèmes culturels différents.
Personne cisgenre : Personne qui s’identifie au genre auquel on l’a assignée à la naissance.
Chirurgie d’affirmation de genre : diverses chirurgies visant à affirmer le genre d’une personne trans .
Lire ces deux articles et le livre de Raven Kaldera (voir sources) :
Plusieurs auteurs romains, tels qu’Ovide, décrivent dans certains de leurs écrits les Galles comme des semivir, ou semi-hommes.